La crypte des vagues mortes
LE CHANT DU PACIFIQUE.
Si un jour le coeur vous en dit, et votre porte-monnaie aussi, vous pouvez quitter les frimas pour rencontrer le soleil, un océan sans limites, une douce chaleur et des plages de sable fin caressées par un vent léger.
De nos jours, Papeete, capitale de Tahiti, possède une piste d'aviation construite sur le lagon, des hôtels modernes pour touristes aisés, des buildings, des soldats et une bombe atomique du côté de Mururoa (1).
Aujourd'hui c'est Noël, le 1984eme. et je vous invite dans le Tahiti d'avant pour une nuit de fin d'année estivale, celui sorti tout droit des légendes.
En 1956, il y a donc 28 ans, l'île de Tahiti était déjà atteinte par la civilisation, un cancer qui commençait à la ronger patiemment. Naturellement, il y avait des marins venus de tous les pays du monde ; ils consommaient la bière à flots dans des cabarets qui se voulaient typiques, entourés de belles filles à l'air vaguement chinois.
Mais il y avait aussi de vrais polynésiens dans les villages reculés de Bora-Bora (l'île d'en face), aux Marquises, à Wallis et Futuna. Les hommes possédaient une peau nacrée et bronzée, des cheveux noirs de geai, ils étaient grands et robustes et sympathiques.
Quant aux femmes, elles étaient très belles et parfumées au Tiaré (2), passant la plupart de leur temps à se baigner dans les eaux cristallines du lagon, à chanter et à danser.
Nous autres, gens des pays du soleil couchant, nous leur apportions la syphilis, et nous leur apprenions à boire et à fumer jusqu'à en mourir.
Tout surprenait dans les îles : les croyances, les us et coutumes, la beauté et une morale venue de je ne sais où et qui admettait, par exemple, de confier son enfant à un voisin si on ne le voulait plus pour une raison quelconque !
Guère de travail, la nature pourvoyait aux besoins, avec beaucoup de "tamaras" (grands banquets) et de danses sur le sable chaud pour n'importe quel prétexte. Leur croyance, je crois, c'était l'Amour et la musique. Les rythmes tahitiens ont fait le tour du monde. Rythmes sortis d'une guitare sèche, d'un bambou creux, d'un tam-tam, d'une flûte en roseau, d'un "bongos" ou d'un "pahu". Je vous cite quelques airs pour la poésie des noms : Tahua (avec le docteur), Ofé (la femme tahitienne), Orivivo (la danse de la flûte), Vahiné Tahiti (la femme tahitienne, un tube), Fautaua (la pluie), Pareu Mutumutu, Tomaraafei...
Si vous pouviez les écouter, vous remarqueriez dans ces musiques des résonances troublantes du rock and roll et du swing, mêlées à des accents péruviens.
La mort et le malheur n'étaient guère représentés dans les chants ; je n'en connais qu'un : Murae, une marche funèbre.
Par contre, la danse de l'amour, le fameux Tamouré, a fasciné et envoûté bien des marins depuis la visite première du navigateur Wallis. Cet appel à l'amour a enchanté bien de nos nuits autour d'un feu de bois ou d'un Tamara, agapes fraternelles qui consistaient à cuire un petit cochon de lait entre des pierres brûlantes enterrées et recouvertes de feuilles de palmier. Une fois que les étoiles s'étaient éteintes, il ne nous restait plus qu'à courir sur la plage pour plonger notre corps fatigué dans la vague. Les eaux étaient chaudes et caressantes, presque voluptueuses. Parfois, réveillé dans son sommeil profond, un poisson-lune nous regardait d'un oeil rond et inquiet, mais ma vahiné le caressait de la main avant de le libérer dans l'écume d'argent.
En cette époque de Noël, nous naviguions par des nuits étoilées sans lune, bleues et calmes, sereines et somptueuses. L'étrave de notre navire fendait le plancton lumineux. Des poissons mystérieux accompagnaient note sillon féerique de laboureur de l'océan. Je dormais sur le pont, bercé par le roulis et câliné par le vent et au-dessus l'insondable univers rabattait sur moi sa couverture scintillante.
Nous avions visité la majeure partie des îles du pacifique : la Nouvelle-Calédonie, les Nouvelles-Hébrides, les Wallis et Futuna, les Fidji, etc mais aussi l'île de Vanikoro (archipel de Santa-Cruz) sur laquelle habitait un missionnaire blanc entouré d'anciens cannibales suivant Aubert de la Rüe (4). C'est ici que vint mourir dramatiquement La Pérouse et ses équipages. Et puis aussi l'île volcanique Ambrym (Nouvelles Hébrides), dangereuse, possédant malgré tout un minuscule village aux cases de bois alignées sous les palmiers et chapeautées d'un inquiétant panache noir. D'autres dizaines d'îles encore, perdues, ignorées, se ressemblant les unes aux autres et dont les noms chantent : Vanua-Lava, Espirito-Santo, Torrés, Efaté...
C'est dans une de ces îles du bout du monde, Maré ou Lifu, je ne m'en souviens plus, que notre navire s'ancra le soir de Noël, dans une baie protégée, pour une visite protocolaire aux indigènes du coin. Donc, pour la veillée, après avoir débarqué un volumineux matériel cinématographique, non sans mal et quelques bains forcés car sans port, nous leur projetâmes un film presque de circonstance "le corsaire noir" ! Je me souviendrais toujours de cette soirée de gala sous les étoiles. Assis à même le sol sous les cocotiers, très captivés par les images mouvantes, nos amis d'un soir réagirent tels des petits enfants à la vue du film : se protégeant le visage des coups d'épées que distribuait généreusement le corsaire, ou riant franchement à l'apparition de la Belle, vêtue d'une longue robe à cerceaux et qui embrassait son partenaire sur les lèvres. Vous imaginez l'insolite de la scène !
Après ce joyeux divertissement, le chef de la tribu, sublime et posé, remercia notre équipage dans un anglais parfait, puis il nous convia à un souper champêtre composé de diverses crudités et de beignets de poissons crus, des beignets que mon cordon-bleu de grand-mère aurait jalousé.
Une fête dansante, comme de bien entendu, clôtura notre visite. C'est ce soir là que je connus la danse du "Pilu-Pilu" : des centaines de danseurs, femmes et hommes alignés, martelaient en cadence le sol avec les pieds, et dire que le grondement ainsi provoqué ressemblait à celui annonciateur d'un tremblement de terre n'est en rien exagéré. "Pilu-Pilu" angoissant ou joyeux, un genre de Tamouré bien à eux. C'est aussi au cours de ce spectacle que j'ai remarqué la similitude des costumes de ces indigènes avec ceux des tahitiens, surtout la ressemblance des parures.
On est étonné de constater, des Marquises jusqu'à la Nouvelle-Calédonie, la présence de morphologies si variées sur cette étendue relativement restreinte de l'immense Pacifique. On y rencontre des noirs, des indigènes à la peau plus claire et qui ne ressemblent aux noirs que par le fascié, des "noirs" albinos, rouquins, à la peau parsemée de taches de rousseurs (3), des polynésiens dont le physique est presque semblable au nôtre, et des indigènes croisés avec des blancs, les premiers envahisseurs. Puis vinrent les asiatiques. Pour moi il ne fait aucun doute que les tahitiens, les wallisiens et les futuniens, et autres peuplades assimilées, implantées par excellence sur le pacifique comme un cheveu sur la soupe, parviennent des côtes ouest de l'Amérique du Sud, descendants directs des Incas et Mayas, comme l'a prouvé l'expédition du Kon-Tiki de Thor Eyerdhal.
Une autre hypothèse, celle du continent de Mu englouti sous les eaux au cours d'un immense cataclysme, paraît imaginaire mais séduisante, au même titre que la légende de l'Atlantide disparu. Par là-bas il y a beaucoup de légendes qui ont fait rêver ou délirer de nombreux auteurs, mais sous chaque légende se cache un brin de vérité, un souvenir confus de l'humanité effacé par le temps.
Pierre-Jean Bernard - 1984 -
1 - En polynésien les "u" se prononcent "ou".
2 - Tiaré : fleur des îles de la Polynésie dont les habitants extraient un parfum envoûtant et tenace !
3 - véridique !
4 - Aubert de la Rüe : explorateur de cette partie du Pacifique et qui écrivit "Nouvelles Hébrides, îles de soufre et de corail" - 1945.
Tribu des Nouvelles-Hébrides - Espiritu-Santo. J'étais avec un camarade. Quand les guerriers nous ont vu ils se sont approchés...nous sommes partis ! 1956.