Conte écrit il y a... quelques années !
PIERROT-la-LUNE
Pierre-Jean Bernard
Il y a des milliards d'années, au sein d'une galaxie spirale, existait un système solaire dans lequel tournait (mal) une planète bleue.
Sur cette planète endiablée se trouvait une région dont aussi le bleu faisait sa réputation : le bleu de son ciel et le bleu de ses lavandes.
Au sommet d'une colline parfumée de cette région, un tout petit village scrutait l'horizon dans l'attente d'un touriste égaré.
C'est ici, sous une rangée de tilleuls centenaires, que débute mon histoire...
Le village est immobile.
Les genêts répandent leur haleine qui se mêle à celle des tilleuls.
La chevelure des tilleuls est environnée de mouches actives (1) qui ronronnent contre les fleurs sucrées.
Allongé sur une murette qui court sous les ombrages, Pierrot-la-Lune essaie de trouver un sommeil paresseux pour combler le temps.
Mais la moiteur de l'air l'agace ; alors il se dirige vers la petite église du village installée entre des sureaux noirs, des acacias et des genêts, et qui tourne le dos au nord pour bouder le Mistral.
Elle est toute baignée de lumière et deux figuiers indestructibles vous saluent à la porte.
Pierrot-la-Lune franchit cette porte massive, frontière entre la lumière et l'ombre, frontière entre les siècles.
À l'intérieur il y fait frais et, comme souvent quand le vent s'est mis au chômage, notre homme va s'étendre sur un tapis usé, près de l'autel.
Ici, sous les voûtes cintrées, il y fait meilleur pour somnoler...
- Oh !
- ...
- Oh ! Toi ! Réveille-toi !
- Ouuuuai... Ouuuuai... Ouuuuai...
Pierrot-la-Lune ne se dérange pas et pointe un index mou dans une direction :
- Pour le tronc, c'est là-bas...
- Debout ! Debout ! Je suis l'Incréé ! C'est moi le Verbe.
Je suis celui qui a été, qui est et qui sera. Je suis.
Après un long bâillement sonore, Pierrot-la-Lune s'assied gauchement sur son postérieur et dit :
- Ah, c'est toi Seigneur !
- ... et c'est tout l'effet que cela te fait de savoir que je suis ici ?
- Bof ! Il y a bien un soleil qui se lève et qui se couche. Et puis, si je reste dans ta maison - Je viens de faire un petit intermède, justifie-t-il en souriant
- c'est, parce que j'espérais un jour te rencontrer.
Enchanté de faire ta connaissance ! Mais... mais où es-tu ?
- Ici et ailleurs, dans le connu et l'inconnu. Je suis en toi, je parle en toi. Inutile de me chercher dans les nuages.
- C'est bien ce que je pensais, mais je n'espérais pas pouvoir un jour te parler. Sans doute le savais-tu.
- Je savais. Et c'est pour cette raison que je suis ici. Dis-moi tes problèmes, je jugerai.
Pierrot-la-Lune se lève et tire une chaise branlante à lui.
Il s'assied dessus à califourchon.
Son regard cherche quelque chose qu'il ne voit pas et s'arrête finalement sur le travail d'un araignée qui tisse sa toile dans une niche où trône une statue enluminée. Il dit :
- Seigneur, les gens ne viennent plus dans ta maison ! Vé, regarde, même le toit qui menace de s'écrouler ! Alors voilà : les enfants vont se faire baptiser ailleurs, les mariages sont célébrés ailleurs, quant aux messes n'en parlons plus.
Il y a seulement, de temps en temps, un bel enterrement : c'est autour du cercueil que les liens se resserrent...
- À tel point que les gens se serrent aussi le cou en cette occasion ! coupe la voix.
Pierrot-la-Lune sourit. La voix continue :
- Pourtant, ici est l'un des derniers salons où l'on cause.
- Dis-leur qu'une fleur qui entre dans mon église s'élève et s'épanouit ; une fleur qui sort de mon église se fane et meurt.
- Mais ils ne veulent plus y entrer ! Qu'y puis-je ?
- Essaie de leur faire un miracle !
- Un miracle ! Un miracle ! Au lieu de demander des miracles, surtout pour leur petite santé, les hommes devraient implorer des miracles pour leur âme ! L'église vide est un signe des temps et ton village reflète le tout.
Tout agit sur tout et de cueillir une fleur cela peut déranger une étoile.
Quand je vous éclaire la nuit avec la lune et les étoiles, pourquoi restez-vous tous enfermés dans vos maisons autour de votre boîte à images ?
Pourquoi ne discutez-vous pas entre vous aux heures où les grillons donnent des conférences dans les herbes ?
- Tu voudrais dire que l'église vide, le village vide, c'est le reflet du monde ?
- L'Univers est un miroir
- Ici, explique Pierrot-la-Lune, ce serait plutôt un miroir sans tain. Les gens se voient sans se voir ; ils se côtoient mais ne se parlent pas.
Les gens des champs n'ont pas reconnu ceux de la ville, et ceux de la ville n'ont pas eu le respect de l'esprit des champs.
Même que Saint-Martin (2) les a partagés en deux, vlan !
À la fête du village, si une partie est aux agapes, l'autre partie se trouve tout à coup des occupations fortuites. Ils sont tout de même polis !
- Que de choses insignifiantes ! Comme le cercueil, le malheur rapproche les hommes. Vais-je leur donner une guerre ? Vais-je leur donner faim ?... ou soif ? Oubliez-vous, tous, que je suis le Verbe ?
Votre cerveau ressemble à une grosse courge mais la raison n'y est encore qu'une minuscule graine.
Sur la statue enluminée, l'araignée vient de terminer sa toile.
Pattes toutes écartées au centre de son piège, elle attend...
Pierrot-la-Lune est embarrassé. Il plaide :
- Seigneur, les hommes ne sont pas des dieux. Il faut avoir beaucoup de patience avec eux comme en ont les gouttes d'eau qui choient sur le rocher et qui finiront, un jour, par l'user et le trouer...
- De la patience ? Depuis les temps lointains où vous avez commencé à compter les levers et les couchers du soleil, votre esprit n'a pas évolué, ou très peu : toujours la guerre, toujours la haine, toujours... et ça veut mettre les pieds sur les étoiles !
Ma colère demeure vivace et cela demande un châtiment... ton village sera le premier.
- Seigneur, punir ? Mais pourquoi ? Je pense que tes desseins sont si grands pour l'Univers que tu ne vas pas t'arrêter sur un détail ?
- Comme tu le dis : un détail. Mais tu oublies un détail : c'est que parfois moi aussi j'ai envie de rire.
Ne vous ai-je pas créé à mon image ? Tu vas donc bientôt voir la tête de tes concitoyens...
Un grand éclat de rire se fait alors entendre.
Pierrot-la-Lune, inquiet, sourit pour la forme.
Sur sa toile, l'araignée, tourne en rond.
Quand le rire s'est calmé, la voix continue :
- Tu... tu vas voir... allez, pssst !
Plus d'eau pour couper leur vin, plus d'eau pour couper leur pastis, plus d'eau pour... ah ! ah ! ah !
Et l'éclat de rire reprend de plus belle.
Pierrot-la-Lune, dérouté, attend.
Et quand le rire se tait enfin, la voix dit :
- Et... et que les eaux deviennent toutes amères !
Alors, d'un seul coup, l'eau de toutes les sources du village devirent amères, c'est-à-dire sulfureuses (3)
...Dans sa niche enluminée, l'araignée a disparu.
Dans un dernier sursaut, une mouche prisonnière se dégage et s'envole. Bzzz...
La punition a servi de leçon !
Depuis ce jour-là, le Verbe a redonné la parole au village.
Car on y fait, paraît-il, des veillées au coin du feu, ou sous les étoiles à la belle saison.
Et on parle, et on parle...
Et l'eau sulfureuse ? Me direz-vous.
Et bien elle a fait la fortune du lieu...
Fin
(1) Mouche: à comprendre dans le sens d'hyménoptères (abeilles, guêpes etc)
(2) Tout le monde sachant que Saint-Martin coupa ainsi son manteau en deux.
(3) Il ne faut pas y voir là un accord avec le diable...
(4) Les curistes sont ceux du village de Saint-Martin-les-eaux (04) et ses eaux sulfureuses où existaient jadis des bains de sa station thermale...
Quelques explications concernant ce conte
C'est un conte à sens caché qui est une expression littéraire que m'avait expliqué Aline, une amie écrivaine (cette figure de style est l'amphibologie)
Je l'ai employé aussi dans "Bernabé et Irénée"avec le charretier et le tonnerre !
Ici, l'araignée dans son coin, qui suit le dialogue, est aussi la présence et l'expression de Dieu.
Elle punit aussi la mouche qui est graciée à la fin.
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