L'éveil
Chez moi, dans le Luberon, le printemps ouvre ses portes un peu plus tard, au mois de mai...
Au mois de mai la terre s'éveille, respire, s'étire, et le frisson qui la parcourt fait sa peau se hérisser de fleurs et d'herbes tendres. C'est un frisson de bonheur, comme celui qui me passe dans le dos lorsque je suis ému.
Les chatons duveteux pointent sur les arbres avant de s'épanouir en feuilles neuves. Les chênes, eux, ont encore leur dépouille jaunie, vestige du printemps précédent ; ils la tomberont au premier coup de vent. Sur les bords du chemin qui mène au coteau, entre deux haies de ronces recouvrant un mur de vieilles pierres sèches, les violettes écartent les herbes pour toucher au soleil. Le chemin des violettes sent bon, il a l'odeur du renouveau. Quelques grillons y vocalisent et un lézard vert s'y chauffe au soleil sur un lit de mousse.
En bordure des champs de blés verts il neige des pétales d'églantier, et la terre laisse filer son trop plein d'eau qui murmure dans les rigoles en égratignant les mottes de terre grasse.
Les hirondelles sont revenues de leurs lointains pays et nichent dans la bergerie. Elles nichent dans la bergerie parce qu'elles y trouvent la tiédeur du troupeau et d'innombrables mouches à portée de bec ! Lorsque le berger blanchit les murs à la chaux pour désinfecter, il prend bien soin de couvrir de chiffons les nids des hirondelles : "ce sont de braves petites bêtes" me dit-il.
Les poules partagent leurs graines et les insectes du fumier avec les oiseaux du coin. Dans les bosquets des alentours, les rossignols chantent de jour et de nuit, ne s'arrêtant que pour une sieste. Les corbeaux sont revenus dans la vallée becqueter les vers dans les sillons fumants des labours printaniers. Les coucous nous appellent de loin tandis que les pigeons ramiers roucoulent dans la futaie. Les alouettes filent vers le ciel en s'égosillant, ivres d'air et de lumière, une ivresse solennelle, puis plongent dans les bosquets pour y commencer à fonder une famille. Quelques pies jacassent dans les haies et y font taire les rossignols qui y lançaient des gammes.
C'est l'époque des longs jours qui commence. Toute la nature vibre et palpite, c'est l'air qui en est son sang et le soleil son âme.
Les champs de blé, d'orge, de luzerne et de sainfoin rivalisent de beauté : ils sont tous habillés de vert, mais chacun sur un ton différent. Les coquelicots et les bleuets partagent avec eux la terre nourricière, et on dirait que la terre saigne. Par endroit la terre est encore sèche et sa peau craquele, comme si un tremblement de terre avait ouvert des crevasses au royaume de Lilliput. De ces crevasses surgissent des grillons, monstres noirs qui voisinent avec les coccinelles, ces dernières aussi nombreuses que les criquets éclatant en gerbe sous les pas. Prés de là des punaises s'accouplent sur des tiges d'herbe et je me demande si ce n'est pas ce laisser-aller qui fit, un jour du début des temps, rougir la bête du Bon Dieu ! Les premières abeilles se reposent ou travaillent sur les coquelicots, d'humbles coquelicots qui se plaisent en compagnie du froment, ce qui me fait dire qu'ils gardent le grenier du monde. Connaissez-vous l'humble coquelicot ? Certes oui, mais point intimement. Il vaut bien la peine que je vous le présente :
Quand le coquelicot n'est pas éclos, il penche la tête, une tête ovale comme un ballon de rugby et poilue comme un ventre mâle. Dans cette tête, la mère-plante porte le fruit de longs jours d'attente au soleil et qui se prépare à éclater un matin. A l'intérieur, la fleur est toute recroquevillée, pliée, fripée, tel un enfant dans le ventre de sa mère. Bien avant d'éclore, la fleur est prête. Elle a viré du vert au blanc, du blanc au rose, puis du rose au rouge. Pour sa naissance, sa tête se redresse pour regarder le ciel bleu et elle s'épanouit en quatre pétales de velours rouge au soleil. La plante suce du sol la maigre humidité qui suffit à entretenir la vie en elle. Pourtant, s'il pleut, s'en est fini pour le coquelicot, ses pétales sont trop fragiles...pour l'instant il se balance au milieu des blés, offrant un support aux insectes, un lit aux criquets et la pitance à quelques autres. Après avoir goûté la journée à la chaleur du printemps, vieillissant, ses pétales se plissent comme la peau d'un vieux monsieur. Alors il meurt sans bruit dans l'anonymat du champ sur lequel respirent ses milliers de frères...
Après une pluie, la senteur de la terre humide monte à nous dans les chemins creux tout à coup renaissants et joyeux. Par l'attouchement enchanteur de ses rayons furtifs, le soleil fait resurgir les papillons tandis que des mouches affamées viennent s'attaquer aux côtelettes, toutes saupoudrées de thym et que nous mettons à grésiller sur un petit feu de bois pour le déjeuner. Les mouches, ces agaceuses, vont et viennent, se posent, essuient leur trompe puis lissent, à la manière de mon chat, leurs ailes aux reflets argentés.
Justement, sur le pré, notre chatte donne la course à des souris imaginaires : elle s'aplatit au sol pour faire croire qu'on ne la voit pas...elle arrondit ses prunelles...son poil vibre avec ses oreilles rabattues en arrière...ses pattes postérieures tricotent un peu d'herbe...puis elle s'élance après une feuille qui roule au vent...et elle termine sa course en grimpant au tronc d'un chêne...
...C'est maintenant l'heure de l'Angélus et du troupeau qui rentre. Son flot laineux coule de la montagne, et cascade lorsque les chiens mordent aux jarrets. En cet instant le troupeau éclate, puis se reforme, tel un banc de poissons effarouchés.
- Veeeeïïï...veeeÏÏÏ...veeeÏÏÏ...broouuu !
Mon ami le berger gueule ses ordres. Les chiens s'exécutent et font manoeuvrer ; ils ont la langue pendante et le poil plein de poussière. La terre fume, et la fumée monte de dessous les sabots du troupeau. A part, à l'arrière, les chèvres brunes, dignes cousines des chevreuils, empruntent des chemins escarpés et font des fantaisies alors qu'elles pourraient très bien suivre la piste.
Pressées de tremper leur mufle baveux dans l'eau froide de l'abreuvoir, les bêtes hâtent l'allure à l'approche de la bergerie. Elles deviennent tout à coup disciplinées. Appuyé sur son bâton noueux, une herbe à la commissure des lèvres, le berger se contente alors de les suivre du regard de loin tout en contemplant le jour qui baisse...
...Le couchant a posé sur le ciel un boulet ardent que le Luberon, tel un bateleur , grignote petit à petit. Quand la montagne a avalé le boulet une ombre immense tire le rideau sur la ferme. Presque aussitôt une fraîche haleine passe sur nous et nous invite à suivre le troupeau vers la bergerie.
Extrait de la "crypte des vagues mortes"( non publié ) - Villemus (04) - 1973 -
Par Pierre-Jean BERNARD - primé aux "jeux floraux de Tarascon 1973 -
Nota : notre chatte se nommait "Souris" -
Mon ami le berger Bremond - Villemus (04)