Photos P-J BERNARD
Contrairement à sa légende, la magicienne n’est pas rare dans ses stations, mais se dissimule le jour avec efficacité. Des affirmations non vérifiées par l’observation ou l’expérience, qui se diffusaient à propos de cet Insecte, peuvent s’expliquer – outre des failles dans l’objectivité des observateurs - par les difficultés ou les appréhensions qu’ils éprouvaient à circuler de nuit dans la nature. Ce handicap jamais pris en compte par les auteurs apportait un biais aux observations. Cet article écrit pour ESSF se propose d’examiner quelques facettes de notre rapport à la nature, à l’occasion d’observations récentes autour de cet Insecte remarquable.
À La racine d’un mythe
Il existe des Insectes dont la rencontre est un événement marquant dans la mémoire d’un entomologiste. À divers titres, ce sont des êtres mythiques. Ils représentent une part du mystère que contient le grand théâtre de l’évolution. Les voir, les tenir dans sa main, parfois les filmer, les photographier ou les collectionner, peut être l’assouvissement d’un désir de possession ou l’aboutissement d’une curiosité. La dimension légendaire de ces Insectes semble essentiellement liée à leur rareté, c’est à dire à la difficulté pour un naturaliste de les trouver. Aussi extraordinaire que soit un animal par son comportement, sa morphologie ou ses couleurs, il n’existe au niveau du mythe que si sa rencontre est exceptionnelle. Maints articles, qui parsèment les publications entomologiques, rendent compte d’une découverte longtemps souhaitée par les auteurs. A travers ces récits, les auteurs laissent entrevoir combien le champ de leur conscience était envahi par l’attente d’une capture longtemps désirée. La magicienne dentelée est l’un de ces êtres extraordinaires qui peut supplanter, dans la mémoire d’un naturaliste, toutes les observations d’une journée, parce que sa découverte va parfois au-delà de l’observation scientifique de routine.
Selon les auteurs, les magiciennes sont réputées « rares, toujours rares, toujours assez rares, peu communes, difficiles à trouver ». La dénomination traditionnelle et ancienne de la magicienne en provençal, à l’Est du Rhône où les travailleurs de la terre pouvaient la rencontrer communément : « la langouste », suggère une comparaison avec le Crustacé marin bien connu, qui est de « grande taille » et muni de « piquants » !
Cette réputation de rareté de certains Insectes illustre le plus souvent notre incapacité à les trouver facilement. C’est le cas pour des Insectes vivants et se reproduisant dans des stations d’accès difficile, comme les milieux montagnards ou escarpés, les régions inhabitées dépourvues de route, les biotopes souterrains, ou l’étage supérieur des forêts (canopée), tous milieux terrestres où l’homme ne sait pas évoluer facilement. C’était le cas pour plusieurs espèces de Coléoptères, que les collectionneurs s’échangeaient à prix d’or, avant que l’invention de nouvelles techniques de piégeage ne permette de les trouver plus facilement, et pour un moindre coût. Le qualificatif « rare », donné à un Insecte, peut subir des métamorphoses. Je me souviens d’une journée passée à Montpellier chez le grand entomologiste Léon SCHAEFER, peu de temps avant son décès survenu en 1989. Alors qu’il me montrait une boîte 30 x 26 entièrement remplie d’une seule espèce d’un petit Bupreste, il me dit : « Vous voyez cet Insecte ? Eh bien, si vous en trouvez un dans l’année, vous aurez de la chance. Je vais vous révéler un secret : si vous ramassez des bottes de ronces en automne, vous pourrez en obtenir autant que vous le voudrez ».
L’ethnologue Yves DELAPORTE a posé un regard distancié sur les entomologistes (amateurs, professionnels ou marchands d’insectes). Ethnologue de formation et de profession, il est aussi entomologiste et auteur d’études concernant les Coléoptères. Dans une suite de publications peu connues, consécutives à un travail d’enquête, il propose une approche des naturalistes considérés en tant que groupe social et comme « producteurs de connaissances ». Il s’est aussi intéressé à leurs pratiques. Je cite en références six de ses articles participants aux notions de collections, de science et de nature (2).
«Un des plus curieux insectes de la faune française» (3)
Les exemplaires observés de Saga pedo sont toujours des femelles, reconnaissables à l’organe de ponte qui prolonge leur abdomen (ovipositeur). Un nouvel individu dépourvu d’ovipositeur a été découvert en 2005 dans le Valais suisse. Des études sont en cours pour confirmer son statut de mâle « vrai » (reproducteur) ou d’individu aberrant ou gynandromorphe, comme ce fut le cas pour les « pseudo-mâles » dépourvus d’ovipositeur découverts avant lui en Europe centrale. La reproduction de Saga pedo est dite parthénogénétique parce que les femelles non fécondées reproduisent des individus normaux et féconds, et toutes les publications s’accordent sur ce point, souvent en liaison avec le fait que le mâle est inconnu. On ne connaît pas actuellement de caractère morphologique ou génétique signant obligatoirement un mode de reproduction parthénogénétique.
Les notes consacrées à cet Orthoptère affirment, comme une évidence, que Saga pedo est parthénogénétique puisque le mâle n’a pas été trouvé. Dites « Saga pedo » pendant une sortie entomologique, et quelqu’un ne manquera pas de préciser que cet Insecte est parthénogénétique, généralement sans donner plus de précisions quant au type de parthénogenèse en question. Il s’agit d’une présentation souvent suffisante pour une information sur le terrain. Elle suppose aussi une préconnaissance a minima du sujet. Elle évite des considérations théoriques qui ne sont pas toujours souhaitées ou comprises par les auditeurs. Elle permet ne pas affronter un locuteur en acceptant sa définition. Enfin son usage peut être justifié par la complexité des informations véhiculées dans ces spécialités si leur critique n’est pas à l’ordre du jour. Au bout du compte, je n’ai jamais entendu que les implications et les conséquences extraordinaires du mode de reproduction parthénogénétique étaient discutées.
Divers auteurs n’exerçaient guère leur sens critique avec les documents qu’ils utilisaient, parfois anciens, contradictoires, et entachés d’a priori culturels ou anthropomorphiques. L’un donne le dessin d’une magicienne en apparence active avec les antennes rabattues sur le dos, ce qui ne s’observe jamais sur le vivant, mais sur des insectes préparés pour une collection. Un rédacteur parle de la « grande voracité » de Saga pedo qui « dévore plus d’une fois sa propre masse de nourriture chaque jour ». Cette assertion est invraisemblable au vu du volume des viscères de l’animal et de son comportement en élevage. Un article parle de son « extrême rapidité » alors que cet Insecte se déplace dans la nature avec circonspection, aussi lentement qu’un phasme. Une publication de 1976 reprend la vieille plaisanterie de CAUDELL qui expliquait en 1916 (5) que « la femelle était tellement vorace, qu’avant même l’accouplement, elle dévorait son partenaire ». Un article récent de l’encyclopédie libre en ligne Wikipédia présente Saga pedo comme « un redoutable prédateur d’Insectes ». L’emploi du terme « redoutable », dans ce cas, conduit à une addition qui n’ajoute rien du point de vue qualitatif (pléonasme). D’emploi fréquent dans les médias qui cultivent le sensationnel à toutes occasions (une publicité télévisée en septembre 2007 dit que « les gâteaux Belin attirent de redoutables prédateurs »), c’est une notation inconsistante si on convient que tout prédateur est évidemment « redoutable » pour ses proies. Parler de « doux prédateur » à propos d’un animal carnassier serait un exercice réunissant deux mots apparemment incompatibles (oxymoron), sauf à entrer dans le domaine de la poésie.
Saga pedo appartient à l’ordre des Orthoptères dont les représentants les plus connus du public sont les grillons, les sauterelles et les criquets. Les plus grandes femelles de cette espèce atteignent 17 cm de long, antennes comprises. Les Orthoptères offre la plus grande variété d’émissions acoustiques parmi les Insectes. Les ailes et les élytres des Orthoptères ne sont pas toujours fonctionnels comme organes de vol. Ils présentent de curieuses modifications, comme le raccourcissement des ailes et des élytres, et parfois une dissymétrie élytrale qui s’explique par l’utilisation des organes de vol comme appareil sonore : l’élytre gauche mobile garni de dents (archet ou râpe) frotte contre l’élytre droit, fixe et garni d’aspérités (grattoir). Ces dispositifs varient d’une espèce à l’autre, comme la structure de leurs chants ou stridulations. Lorsque cette fonction devient unique pour les organes de vol, les ailes et les élytres peuvent régresser considérablement, jusqu’à donner l’impression d’avoir disparu, et l’Insecte est dit « aptère », c’est-à-dire dépourvu d’ailes fonctionnelles pour le vol. C’est le cas pour Saga pedo chez qui les ailes antérieures sont devenues un fourreau court prolongeant le thorax, les ailes postérieures prenant la forme de deux bourgeons. Chez les espèces qui montrent ces adaptations, les organes de vol n’ont pas disparu, ils ont changé de fonction.
Dans la deuxième quinzaine de juillet, les femelles montrent un abdomen dilaté par la maturation des œufs. Pendant le mois d’août, toutes les femelles présentent un abdomen modifié et leur activité au sol est de plus en plus motivée par la recherche de sites de ponte. Celle-ci s’effectue à partir de fin juillet et au cours du mois d’août. Les femelles enfoncent leur ovipositeur dans la terre, en évitant les sols meubles et instables. Cet organe de ponte en forme de sabre permet à ces Insectes d’enterrer leurs œufs plus rapidement qu’en creusant une logette de ponte, opération longue qui rendrait l’insecte et ses oeufs plus vulnérables. En dispersant ainsi ses œufs, la magicienne évite que toute la ponte ne soit détruite en cas d’accident ou d’intrusion. Une femelle mature prise sur une route contenait 18 œufs. Au cours du mois d’août et jusqu’au début du mois de septembre, après la ponte, les femelles sont épuisées, cessent de s’alimenter et ne tardent pas à mourir. Les individus qui circulent en plein jour, quand ils sont matures, sont à l’agonie. Leur comportement n’est pas représentatif des exemplaires « normaux ». Ce serait donc des individus agonisants ou parasités, au comportement aberrant, que les observateurs découvraient en période iurne et décrivaient en citant la « rareté » de l’Insecte.
Les femelles de saga pedo sont-elles toujours parthénogénétiques ?
Le développement d’une cellule germinale, en donnant un embryon sans fécondation (parthénogenèse), peut-être un mode de reproduction saisonnier ou cyclique. C’est le cas, par exemple, des Hémiptères Aphididae, ou pucerons, dont les femelles reproduisent des femelles (parthénogenèse thélytoque) pendant l’été, puis donnent des mâles féconds (parthénogenèse arrhénotoque) pour un cycle de reproduction sexuée quand les jours raccourcissent et que la moyenne des températures quotidiennes diminue. Ce comportement des pucerons communs permet une reproduction rapide lorsque leurs prédateurs sont les plus actifs, puis favorise la conservation et la distribution des gènes des lignées survivantes lors du passage à la reproduction sexuée. La conviction de la parthénogenèse uniquement thélytoque de Saga pedo serait une affirmation non démontrée. C’est une conviction « par défaut ». La diversité des contextes écologiques qui déclenchent une reproduction parthénogénétique chez certaines espèces, et l’existence d’un mode de reproduction parthénogénétique au sein de groupes très divers, y compris parmi les Vertébrés, devrait inciter les auteurs à plus de prudence. De nouvelles recherches (élevages), en permettant de créer artificiellement un environnement écologique caractéristique d’autres périodes de l’histoire de la biosphère, pourraient réserver des surprises. Il est intéressant de remarquer que les « pseudo-mâles » de Saga pedo (exemplaires dépourvu d’ovipositeurs, qui seraient des individus aberrants ou gynandromorphes mais pas de « vrais mâles » reproducteurs) ont été découverts en limite de répartition, dans un environnement extrême pour cette espèce, avec les hivers les plus rigoureux que l’espèce connaît dans son aire en Europe (les climats de Suisse ou d’Europe centrale).
Le maintien de cette espèce dans des milieux profondément transformés par les changements climatiques du Quaternaire, puis par l’action de l’homme, suggère qu’une reproduction sexuée doit exister, dans certaines conditions, dont les modalités restent à découvrir. Une reproduction sexuée favorise la diffusion des gènes et accélère l’adaptation des populations confrontées aux modifications de l’environnement. La parthénogenèse de Saga pedo, qui interdit probablement une rapide évolution de cet insecte, pourrait aussi expliquer la faible variabilité des populations actuelles qui sont très peu différenciées du point de vue taille, morphologie et coloration, sur des distances considérables. Nous savons que l’isolement de populations animales ou végétales, par exemple sur des îles, favorise la raciation et l’apparition de nouvelles espèces. Ce fut une grande illumination pour Darwin quand il vit que les Galapagos hébergeaient une espèce de pinson propre à chaque île de l’archipel. On ne connaît pas de variation géographique caractéristique (qui permettrait de distinguer des races reconnaissables sans connaissance des stations) chez l’espèce Saga pedo pourtant répandue dans l’Ancien Monde, avec des colonies séparées par des chaînes de montagnes et des grands fleuves, et des individus incapables de voler et de se déplacer rapidement. Même les individus connus du Sud de la Corse et de la Sardaigne présentent une morphologie semblable aux spécimens du continent, alors que ces îles sont isolées par la mer depuis des millions d’années. Un tel phénomène est rarissime. Outre les espèces parasites ou commensales de l’homme, déplacées par lui à l’occasion d’innombrables voyages et transports de personnes et de marchandises, comme ses ectoparasites (puces, poux…) et des insectes anthropophiles (blattes, mites…) l’absence de variation chez des espèces à grande aire de répartition dans la nature n’est connu que chez quelques espèces dont les migrations incessantes favorisent un tel brassage génétique que l’apparition de races géographiques, évoluant séparément, s’en trouve interdite. Le modèle le plus commun d’un tel Insecte cosmopolite non anthropophile est un beau papillon diurne : La Belle Dame (Cynhcia cardui, Lépidoptère Nymphalidae) dont les populations sont semblables sur tous les continents à l’exception de l’Amérique du Sud où elle est absente.
On peut se demander comment une reproduction uniquement parthénogénétique, si elle n’est pas récente, a pu produire des populations aussi stables que celles de la magicienne dentelée, dans un environnement profondément modifié par des bouleversements climatiques (dernier maximum glaciaire : environ 18.000 ans ; début du climat actuel : environ 11.000 ans). L’adoption ou l’abandon d’une parthénogenèse continue, chez cette espèce, est-elle commandée par des modifications du contexte écologique ? Si Saga pedo a traversé, sans transformation, des périodes d’intenses renouvellements des faunes et des flores qui suivent ou précèdent les glaciations, nous serions en présence de ce qu’il est convenu d’appeler un « fossile vivant ». Cet aspect de la biologie de Saga pedo (avantages d’une reproduction sexuée ou parthénogénétique, lignées rigoureusement séparées sélectionnées par la résistance des reproductrices dans leur environnement, sans possibilité de diffusion génétique) ouvre la porte à une discussion qui déborde le cadre de cet article. Ainsi des colonies de Saga pedo, confrontées à des environnements, des proies et des climats différents semblent inchangées et ne paraissent pas avoir connues des évolutions divergentes ! C’est un cas exceptionnel. Ces questions sont encore des mystères de la biologie et aucune théorie n’apporte un éclairage pertinent sur la place ou l’avantage de la parthénogenèse dans le processus de l’évolution, comparativement à la reproduction sexuée. La connaissance de ces questions peut orienter les observations sur cette espèce, et éviter que soient perdues des informations essentielles parce que leur intérêt n’aurait pas été compris. Il est temps de concentrer notre attention sur ces animaux atypiques, illustrant une alternative de l’évolution et infirmant le pressentiment darwinien de la sélection naturelle. A la vitesse à laquelle les stations hébergeant des magiciennes sont détruites à notre époque, protéger ces animaux que nous connaissons à peine, par des mesures plus concrètes qu’en les plaçant administrativement en listes rouges (en protégeant efficacement et avec détermination leurs biotopes), serait une action intelligente.
La stridulation des femelles de saga pedo a-t-elle une fonction sexuelle ?
Saga pedo émet une stridulation aiguë. La découverte de cette émission sonore fut une surprise, venant d’un animal réputé parthénogénétique, c’est-à-dire n’entrant pas, pourrait-on croire, dans un processus de compétition sexuelle. J’ai remarqué cette stridulation en commençant un élevage en terrarium. Les émissions sont très ténues, à la limite de l’audition, avec une atténuation importante du son sur quelques mètres. La stridulation de Saga pedo m’a fait penser à celle du Coléoptère Cerambyx cerdo, de même aspect sonore, audible seulement à quelques décimètres. Il stridule lorsqu’il est saisi (il faut le prendre par le thorax pour ne pas gêner l’appareil stridulatoire) : je suggère aux observateurs de l’écouter près de l’oreille, puis en le tenant à bout de bras pour apprécier l’affaiblissement du son. Une analyse détaillée de l’émission de ce Cérambycide est donnée dans le disque accompagnant l’ouvrage d’André-Jacques ANDRIEU et Bernard DUMORTIER (3).
Les magiciennes observées en élevage conservaient une activité biologique répartie sur vingt quatre heures (rythme circadien) et n’émettaient que de nuit. Comme Saga pedo émet, au moins partiellement, dans un domaine ultrasonore (ce qui est suggéré par la petitesse de l’appareil stridulatoire), affirmer que des individus observés n’ont pas stridulé peut ne pas correspondre à la réalité. Une étude du registre sonore de l’animal reste à développer. D’abord impossible à entendre dans la nature pour des raisons techniques, j’ai finalement assisté à des émissions intenses à l’occasion de rassemblements de magiciennes observées en août 2007.
L’observation nocturne d’un Insecte aussi peu connu que Saga pedo amène des questions inattendues. Je me suis demandé si les stridulations de l’Insecte président aux rassemblements d’individus, ne sont produites que par les femelles isolées, ou se modifient quand des individus sont en interaction. Ces regroupements concernent des individus matures.
Ces « rassemblements » ont-ils une signification éthologique ? Ne concernent-ils que des femelles matures avant la ponte ? Sont-ils liés à une forme de communication ? Mais, tout d’abord, n’est-il pas abusif de parler de rassemblement ou de regroupement, ce qui impliquerait une certaine forme de sociabilité ? Remarquons que l’Insecte se déplace lentement, ce qui n’est pas compatible avec des rassemblements d’individus venant de loin. Des émissions sonores de faible puissance ne peuvent être captées, par les autres individus, qu’à courte distance. Les sons naturels (surtout provoqués par le vent) exercent un effet de masque et annulent facilement les émissions aiguës de faible puissance.
Si ces émissions président à des rassemblements, même en petit nombre d’individus (3 à 7 dans mes observations) ce serait une découverte intéressante et originale s’agissant d’un Orthoptère. Dans la région méditerranéenne, seules des Cigales procèdent à des chants collectifs conduisant à des regroupements. Ces émissions très puissantes (par addition des émetteurs) et coordonnées sont désormais des faits d’observation de plus en plus rare, à cause de la raréfaction des cigales et de la disparition en cours de plusieurs espèces. Au début du XXe siècle, l’entomologiste Jean-Henri Fabre se plaignait que le bruit des émissions synchronisées de milliers d’individus d’une espèce de cigales rassemblées sur les platanes de son village, insectes qu’il appelait « les Cancans », l’empêchaient de faire la sieste. Cent ans plus tard, la même espèce est devenue si rare, à cause des pollutions ambiantes et rémanentes, que les spécialistes taisent ses dernières stations connues ! Chez plusieurs espèces d’Orthoptères, le signal d’appel change quand l’appelant perçoit un individu du même sexe. On distingue deux types de stridulation : l’une appelle un partenaire, et l’autre est un chant de rivalité (c’est une mise en garde ou une émission de menace) face à un concurrent qui se rapproche de l’appelant. Le plus souvent, l’intrus n’insiste pas. On peut faire passer un appelant d’un type d’émission à l’autre en lui présentant un individu du même sexe. Un signal d’appel a un effet répulsif entre individus du même sexe : les stridulations ne provoquent pas de regroupements et favorisent la diffusion des Insectes appelants dans le milieu. Une émission de menace est toujours plus saccadée, avec des cliquetis, qu’une émission d’appel « hétérosexuelle » : on dirait, pour une oreille humaine, l’expression d’un sentiment d’exaspération (cette remarque indicative, résulte d’une expérience empirique et ne saurait avoir valeur de « principe » à partir d’une perception subjective). Mais l’émission entendue évoque une stridulation d’appel : elle est continue, sans arrêt ni cliquetis. C’est une émission régulière, située dans une étroite bande de fréquences. Cette émission sonore a-t-elle pour fonction d’attirer les mâles de l’espèce ? Autrement dit, en empruntant une formule de Jean DORST (6), a-t-elle une « valeur sémantique précise » ? Les émissions sonores ont, à mon avis, une fonction de communication uniquement intra spécifique chez les Orthoptères. L’existence de ce signal émis par les femelles de Saga pedo, qui semble bien être la signature d’un comportement sexuel, est un phénomène intéressant et troublant concernant une espèce réputée « parthénogénétique ». L’espèce pourrait ainsi user d’une reproduction parthénogénétique tout en maintenant chez les femelles les comportements anciens d’une reproduction sexuée. Le passage à la reproduction parthénogénétique chez Saga pedo est peut-être récent. On peut imaginer que le retour à une reproduction sexuée, qui caractérise les autres espèces du genre Saga, est possible.
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